13 questions sérieuses à Anne

Anne, à Montréal (Crédit photo: Lucie Bataille)

Anne, à Montréal (Crédit photo: Lucie Bataille)

Écrire des guides de voyage constitue un rêve pour plusieurs. Le métier possède une aura quasi mystique, il évoque un mode de vie rempli d’aventures et de découvertes dans des pays exotiques, voire inexplorés. Mais qu’en est-il dans la vraie vie? Au-delà des idées préconçues, comment se vit ce métier au quotidien? J’ai donc joint Anne Becel, auteure de plusieurs guides de voyage (aux éditions Ulysse et Gallimard, entre autres) pour lui demander de parler de l’envers de la médaille, de la réalité de ce métier souvent romantisé. Et voici ses réponses:

Comment en es-tu venue à écrire des guides de voyage?

Je venais de terminer mes études (géographie, spécialisation en tourisme équitable) au cours desquelles j’avais pas mal voyagé. À mon retour en France, je me sentais partagée entre deux visions du monde assez manichéennes: poursuivre mes voyages ou trouver un boulot dit sérieux (entendez par là un bureau, avec des agrafeuses, des horaires et des collègues). Et puis c’est ma grand-mère qui m’a soufflé l’idée d’écrire des guides, en me suggérant que ça pourrait sans doute allier travail et voyage. J’ai envoyé mon CV au siège des éditions Gallimard à Paris, passé des entretiens et un test d’écriture avant de décrocher mon premier contrat. J’avais 24 ans.

Depuis, je travaille pour Gallimard et Ulysse (Éditions basées à Montréal, mon port d’attache ces dernières années)

Quelles sont les qualités requises pour devenir auteur-e de guides de voyage?

Il me semble que de la débrouillardise et beaucoup d’empathie permettent de venir à bout de la plupart des situations sur le terrain. J’ai découvert cette nécessité de l’empathie, ce besoin de savoir se mettre dans la peau de l’autre, au fil de mes missions. Nos goûts, en matière d’hôtels ou de restaurants, ne sont pas identiques. L’auteur doit donc apprendre à recommander différents types d’adresses, pour différentes bourses de voyage et différentes envies de vacances. Écrire un guide consiste à bâtir un équilibre entre les envies de chacun. La maîtrise de la langue du pays me parait aussi un précieux atout, qui permettra d’offrir au lecteur des informations précises et recoupées.

De retour de repérage, on entame la phase d’écriture. Les maîtres-mots sont alors: organisation de son temps de travail et goût des jolis mots afin de décrire au mieux les lieux visités, de les donner à voir.

Comment se déroule une journée “typique” de travail?

Le travail se divise en trois parties: la préparation, le repérage proprement dit, et l’écriture. Sur le terrain, je commence le travail très tôt, finis très tard, dors peu et enchaîne les visites éclair en me déplaçant énormément (à pied dans les villes, en voiture en dehors, parfois même en vélo ou en tuk-tuk). Les visites concernent les hôtels, restaurants, bars, musées, attraits, activités sportives, magasins, petits recoins méconnus… c’est un travail sans fin !

Quels sont les plus grands défis, les plus grandes contraintes de ce métier?

Il s’agit de découvrir, de la manière la plus exhaustive possible, un pays complet en l’espace de quelques semaines: un défi de taille! Pour ce faire, le travail de préparation en amont est essentiel.

Quelles pressions, le cas échéant, les divers acteurs de l’industrie touristique mettent-ils sur les auteur-es de guide?

Les auteurs de guides travaillent en lien direct avec les éditeurs, puis avec les offices de tourisme et agences de voyage parfois. Il est plus exact de parler de collaboration que de pression.

Quels sont les plus grands mythes associés à ce métier?

C’est un métier très agréable, certes, mais un métier tout de même. L’auteur de guide devra donc apprendre à garder le sourire quand, pour la énième fois, il s’entendra dire qu’il est toujours en vacances ;)

Autre détail qui déchante: on se rêve écrivain-voyageur, écrivain du monde, et l’on se découvre en fait “rédacteur en déplacement”. La rédaction à défaut de l’écriture, et le déplacement pour tout voyage. Alors, avant de déprimer complètement, il est nécessaire, pour celui qui a le voyage et l’écriture chevillés au cœur, de faire vivre ces passions au-delà du métier d’auteur de guides. On peut considérer ce travail comme un moyen, plaisant, de gagner de l’argent pour ensuite se consacrer à des envies plus personnelles. C’est ce que je tente de faire en partant pour de longs mois/années en hivernage sur les flancs du Tibet, à la rencontre des nomades des mers d’Asie, à pied en solitaire en Afrique australe… j’écris en ce moment sur ces explorations plus personnelles.

À l’ère d’Internet, pourquoi une voyageuse ou un voyageur devrait se procurer un guide en format papier?

Je rentre de La Havane où les connexions Internet sont très lentes et chères, et où le wi-fi n’en est qu’à ses balbutiements: il n’y a pas de connexions Internet partout et en tout temps sur cette Terre!

Et puis, à titre personnel, j’apprécie de disposer de l’ensemble des informations concernant un pays, regroupées et facilement accessibles. J’aime lire les parties liées à l’histoire, la politique ou la culture dont disposent la plupart des guides. J’aime imaginer mon voyage à venir en étant confortablement installée dans un fauteuil, stylo à la main pour annoter mes coups de cœur. C’est le plaisir du guide!

Comment l’Internet a transformé le monde de l’édition des guides de voyage?

La plupart des maisons d’édition développent désormais des versions numériques de leurs guides, en parallèle des versions papier. Mon travail d’auteur reste le même, il est ensuite décliné sur différents supports. Les versions numériques présentent l’avantage d’être vendues par chapitres (ou régions), et sont évidement plus légères à transporter qu’un guide papier.

Qu’est-ce que tu aimes le plus et qu’est-ce que tu aimes le moins de ton métier?

Commençons par ce qui fâche:
On mène une vie désespérément solitaire, il faut bien le dire. Manger seule au resto, rédiger des chapitres et des chapitres derrière son ordinateur… on se sent un peu comme un ermite dans sa grotte lors des phases intensives d’écriture. Je n’aime pas non plus la nécessité de se faire critique en permanence, œil aiguisé qui recherche la petite bête, cet état d’esprit empêche de réellement profiter des lieux.

Ce qui me plait, à présent:
J’aime la liberté que procure le fait de ne pas être salarié. Toutes les maisons d’édition fonctionnent selon ce même principe de contrats signés à chaque guide. Cette souplesse, qui en effraie plus d’un, offre pourtant l’énorme avantage de se consacrer à des projets plus personnels si on le désire, entre deux contrats. Nombre d’auteurs sont par ailleurs journalistes, écrivains ou voyageurs au long cours. Pour être tout à fait sincère dans ma réponse, j’ajouterais que j’aime aussi l’état d’esprit positif lié à cette condition de travailleur autonome: être convaincu que de belles choses s’annoncent, et, par cette seule pensée, les faire advenir. Il s’agit de toujours se tenir droit face à la morosité ambiante.

Quelles ressemblances et quelles différences vois-tu entre un voyage pour le plaisir et un voyage pour le travail?

La ressemblance est ce frémissement intérieur, cette joie qui s’empare de vous, aussitôt que vous êtes sur le départ, quelle que soit la destination, quel que soit le type de voyage.
Les voyageurs sauront de quoi je veux parler ;)

La grande différence est le temps dont on dispose. Et qui fera d’un voyage pour le plaisir un véritable voyage. Il peut durer une année ou une semaine. Qu’importe.

Disposer de temps à soi, c’est déjà être en voyage. C’est en tout cas une des raisons pour lesquelles il est bon de vagabonder… et ce constat souvent (depuis mon premier voyage au long cours): le temps n’existe pas. Il n’est qu’un espace, offert, pour nous permettre d’aller vers plus de tendresse, de sens et de joie. Le temps est comme un terrain de jeu…

Quels conseils donnerais-tu à une personne qui souhaite exercer cette profession?

Fonce!

Quel guide rêves-tu d’écrire?

Très tôt je me suis intéressée aux façons dont le tourisme peut profiter aux populations locales. Ça fait 10 ans que cette question me porte et que je sélectionne des adresses qui vont dans ce sens pour les guides sur lesquels je travaille. J’aimerais écrire un guide qui ne soit constitué que de ce type d’adresses, et qui permettrait aux familles avec de jeunes enfants de voyager au plus proche des gens.

Quels sont tes projets de voyage?

Pour les guides Ulysse, je repars au Panama début 2014. J’adore ce pays. Ce sera la quatrième fois que je m’y rends. Je l’ai même traversé à pied, en solo, à travers le territoire des Indiens Ngobe Bugle (pour un voyage personnel).

La suite de cette entrevue sera publiée ce jeudi.

16 thoughts on “13 questions sérieuses à Anne

  1. Laurent

    Alors là, je dois bien avouer que cette interview m’a grandement intéressé, car je me suis souvent posé la question, non pas d’exercer ce métier, mais de ce qu’il en était vraiment. Quand j’ai commencé à voyager et ai acheté mon premier Lonely Planet, je me disais en lisant la bio des auteurs “punaise, les veinards tout de même, quel boulot génial”. Et puis au fil des ans, mon opinion a pas mal changé et je ne suis plus certain que j’envie vraiment ce boulot. Je me demande même si ça ne devient pas méga rasoir de devoir sortir ces listes d’hôtels, de restos … etc.
    Je ne connais pas, si ce n’est de nom, les guides Ulysse et Gallimard. Les pages dédiées au pays y sont sans doute plus importantes que dans un LP par rapport aux pages “pratique” j’imagine, auquel cas, la rédaction en devient bien plus intéressante.
    Une question pour finir, est-ce que les visites d’hôtels ou de restos se font généralement de manière anonyme ou pas ?

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    1. Piotr

      Tout boulot a des travers non ? :) Il faut se dire que cela permet de voyager, de faire de belles rencontres, de belles découvertes aussi (rien que pour soi) bon, évidemment, tester une liste de produits qui ne correspondent pas forcément à notre manière de voyager cela n’est pas des plus agréables mais, au fond, on aide d’autres voyageurs à faire le bon choix… il en faut !

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      1. Laurent

        Oui c’est vrai, tout boulot a ses travers et au fond, il est sans doute difficile d’en prendre pleinement conscience sans tester soi-même. Vu de loin, on peut aussi bien les surestimer que les sous-estimer. Donc je suis peut-être passé au fil du temps de la première catégorie à la seconde.
        C’est aussi une très lourde responsabilité d’écrire un guide de voyage, car ce qu’on dit, surtout si ce guide a une très forte audience, peut radicalement changer un lieu. Un petit village secret et paumé peut voir des ordres de touristes débarquer après avoir été mis en lumière dans un guide. Difficile choix du coup, j’en parle ou je n’en parle pas ? Quand c’est bien fait (et c’est souvent le cas), je suis assez admiratif.
        Et tu as bien raison Piotr, avoir l’impression de rendre service aux autres voyageurs doit être assez gratifiant.

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        1. Stéphane Pageau Post author

          C’est un bon point que tu amènes, Laurent. Présenter un lieu secret mais charmant, malgré toute la noblesse de l’intention, peut avoir l’effet pervers d’y amener une forme de tourisme qui va le dénaturer. Je pense donc qu’il faut beaucoup de tact de la part de l’auteur-e pour bien cerner un tel endroit sans en faire le “next big thing” du tourisme de masse. Et, en contrepartie, les habitants du lieu en question doivent choisir la manière dont ils souhaitent accueillir les visiteurs. Bref, il y a là un équilibre complexe à atteindre entre les divers acteurs et, si tout le monde va dans la même direction, de belles choses peuvent alors se produire.

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      2. Stéphane Pageau Post author

        En effet, il n’y a pas de métier parfait. Et c’est vrai que la satisfaction d’aider d’autres voyageurs doit être bien agréable. Merci pour ton commentaire, Piotr!

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    2. Stéphane Pageau Post author

      Merci, Laurent! Content de voir que l’entrevue t’a intéressé. Moi aussi je me suis posé la question à propos de ce métier, alors j’avais un intérêt plus personnel pour cette entrevue. Et moi aussi j’ai changé mon opinion sur le métier, après quelques conversations avec des gens du milieu. Et c’est ce que je voulais montrer ici; qu’être auteur-e de guides de voyage n’est pas aussi “glamour” qu’on peut le croire. Un métier avec ses hauts et ses bas, qui n’est pas pour tout le monde, mais qui peut être très enrichissant pour les personnes qui se sentent à leur place dans cet univers.

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  2. Blog voyage Découverte Monde

    Super idée Stéphane de rencontrer Anne pour une entrevue. J’aime particulièrement son type de voyage qu’elle préconise lorsqu’elle part pour elle-même.

    Je suis d’accord avec toi Anne concernant le support papier. J’adore trimbaler ces énormes bouquins et les feuilleter quand bon me semble, avant et sur la route. Une fois revenue à la maison, il devient un souvenir de voyage, un de mes principaux d’ailleurs. J’y dessine toujours en trait de crayon la route que je fais sur les petites cartes au début de chaque livre. C’est un beau travail que vous faites les rédacteurs, car les guides sont un outil qui facilite grandement le voyage.

    Pour ce qui est du boulot de le faire, alors là comme n’importe quel travail il y a des bons et des mauvais côtés, mais je suis certaine que tu ne changerais pas de boulot pour autant. Ca te permet tellement de découvrir des endroits dans les moindres recoins. On peut dire que tu connais assez bien une destination après y être passée :) J’espère que ton projet de livre sur l’impact du tourisme sur les populations locales verra le jour. Lors de mon projet de maîtrise en géo à Luang Prabang je m’y intéressais un peu aussi. Mais plus du point de vue géopolitique. C’est vraiment un sujet super intéressant qui a toute sa place pour être traitée.

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci Rachel! J’avais moi-même très envie de connaître davantage la réalité du métier, alors j’ai “harcelé” Anne pendant des mois pour qu’elle m’accorde l’entrevue… ha ha! Ceci dit, moi aussi j’aime le support papier, malgré ses inconvénients. Et comme tu le dis, les guides papier font ensuite de bas souvenirs. Par contre, je ne suis pas du genre à écrire sur les pages.

      En effet, chaque métier a ses bons et mauvais côtés. Et comme toi, j’ai senti qu’Anne y était tout à fait à sa place.

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  3. regis globe trotter

    Bonjour

    C’est vrais que voyager pour son boulot et faire un guide pour informer c’est sympa comme dit Anne le guide papier est toujours utile car on ne peut pas avoir internet partout
    J’aurais bien aimé faire ce métier mais il y a 40 ans ce n”était pas à la mode et c’était plus dur de se faire connaître, aujourd’hui internet est un bon moyen de partage, en faisant un blog de voyage on fait un peu à notre façon des guides de voyage

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci pour ton commentaire, Régis! C’est vrai que les choses ont bien changé en 40 ans. Aujourd’hui, il y a plus de possibilités, plus de supports pour véhiculer ses idées. Moi aussi je suis encore un fan des versions papier. Longue vie aux guides papier!

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  4. Chloé

    C’est une entrevue très intéressante, et complète, qui permet de se faire une idée d’un métier qui fait rêver, mais que, finalement, on connaît si peu…^^

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci pour ton commentaire, Chloé! Tu as bien résumé le but que j’avais derrière la tête en effectuant cette entrevue avec Anne. Content de voir que ça t’a plu…

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  5. Sandrine

    Super interview sur un métier que chaque voyageur a un jour rêver de faire!

    Je serai ravie de voir le projet d’un guide pour les familles au plus proche de la population locale! c’est une très chouette idée, Anne!

    Merci beaucoup Stéphane d’avoir fait cet interview!

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  6. Tiphanya

    J’ai beau connaître les mauvais côté, ce métier me fait toujours autant rêver. J’ai bien tenté ma chance, en vain, plusieurs fois, mais peut-être sans y mettre assez d’énergie pour décrocher quoique ce soit.
    Du coup quand je lis des témoignages de personnes aussi enthousiastes, je me dis, que je devrais peut-être retenter ma chance aujourd’hui…

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  7. Sylvie

    Chaque métier a ses avantages et ses inconvénients. En lisant l’interview d’Anne, je retiens la liberté, les découvertes et les voyages d’un boulot loin de la routine de nombre de métiers. J’occulte bien-sûr un peu les difficultés et inconvénients, et je continue à trouver que c’est un travail enrichissant et très attractif ! Vu l’enthousiasme suscité sur twitter, je ne suis pas la seule à le penser !

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci Sylvie! En effet, j’ai constaté que le métier intéresse de nombreuses personnes. C’est ce que je croyais au moment de faire l’entrevue, et ça c’est donc confirmé depuis sa publication. Content de voir que tu as apprécié l’entrevue.

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