La lutte professionnelle: une portée mondiale (1ere partie)

J’ai toujours été un amateur de lutte professionnelle (ou catch, pour mes ami-es européen-nes). D’aussi loin que je me rappelle, j’ai éprouvé un intérêt pour cette forme de divertissement à caractère sportif. À vrai dire, je considère la lutte professionnelle comme du théâtre sportif et, à mon avis, il s’agit de la meilleure description qu’on puisse en faire. Feu mon grand-père m’y a initié quand j’étais tout jeune et depuis, j’ai suivi avec plus ou moins d’assiduité les péripéties de cet univers singulier. J’ai même consacré mon mémoire de maîtrise à celui-ci. Par ailleurs, le sémiologue français Roland Barthes a parfaitement saisi l’essence dramatique de la lutte dans son texte Le monde où l’on catche (Mythologies, 1957), alors si vous voulez en savoir plus…

Un intérêt international

Quel est le lien entre ce préambule et le monde des voyages? J’y arrive. Une des choses qui m’a frappé, au cours des mes voyages, fut de constater à quel point la lutte professionnelle de type WWE (World Wrestling Entertainment, la plus importante organisation de lutte professionnelle au monde. Elle a changé de nom en 2002 à la suite d’un long litige avec la World Wildlife Fund, aujourd’hui connue sous le nom de WWF) connaît un engouement mondial. D’aucuns diront que c’est une évidence, car la WWE effectue des tournées dans plusieurs pays, sur plusieurs continents: Belgique, Angleterre, France, Australie, Inde, Japon, Mexique, Arabie Saoudite, etc. Oui, mais au-delà de ce volet, j’ai noté des signes qui démontrent un intérêt international pour le produit, même dans des pays qui ne se trouvent pas sur le circuit habituel de la WWE. Par exemple, j’ai vu des DVD de la WWE en vente dans des commerces en Thaïlande, au Sri Lanka et en Équateur, entre autres.

La photo est floue, mais ces Équatoriens regardent un DVD de la WWE, à l'extérieur d'un commerce de Quito.

La photo est floue, mais ces Équatoriens regardent un DVD de la WWE, à l’extérieur d’un commerce de Quito.

J’ai aussi regardé des émissions de télé de la WWE aux îles Fidji, au Cambodge et en Malaisie; chaque fois, des “locaux” regardaient l’émission avec moi. J’observais leurs réactions, curieux de voir s’ils appréciaient eux aussi le spectacle. Oui. Absolument. Et tout le monde semblait comprendre le récit. Sans doute les interprétations plus pointues d’un match pouvaient varier d’un individu à l’autre, mais dans l’ensemble, tout le monde comprenait ce qui s’y passait, chacun-e riait des mêmes trucs, réagissait aux mêmes démonstrations de force, etc. J’ai ainsi été fasciné de constater qu’un produit aussi occidentalisé puisse susciter un tel intérêt dans des pays pourtant aussi différents.

Un univers souvent incompris

Essentiellement, un match de lutte professionnelle présente une histoire, un mythe: le Bien contre le Mal (le mythe le plus commun: le “bon” contre le “méchant”), David contre Goliath (un lutteur au gabarit “ordinaire” se mesure à un adversaire colossal), le triangle amoureux (deux hommes se disputent au sujet d’une femme), le choc des civilisations (des lutteurs de différentes origines s’affrontent et l’accent est mis sur cette différence d’origine), le choc des Titans (deux armoires à glace s’affrontent), etc.

https://www.youtube.com/watch?v=mQG8N-SriWA

Ces mythes sont racontés par les interactions entre les personnages (lutteurs, arbitres, gérants, commentateurs, spectateurs, etc.). Cette façon de raconter une histoire repose sur des représentations (par exemple, le Bon, le Méchant ou l’Étranger) et ces représentations, de même que leur mise en scène, véhiculent des valeurs. C’est d’ailleurs l’hypothèse de mon mémoire. Les moyens pour assurer la mise en scène du spectacle ont en outre beaucoup évolué au fil des années: aujourd’hui, on utilise des caméras haute définition posés sur des grues, des éclairages complexes, de très nombreuses pièces pyrotechniques, des musiques souvent composées spécialement pour un personnage, des accessoires parfois étonnants, etc.

https://www.youtube.com/watch?v=KT-pYmHFqn8

Avec les années, l’aspect divertissement s’est peu à peu imposé, au détriment de l’aspect sportif. Certes, chaque organisation de lutte compte toujours quelques championnats et les vainqueurs de ces championnats reçoivent toujours une ceinture pour marquer leur victoire, comme à la boxe, mais celles-ci sont parfois personnalisées, ce qui serait impensable dans d’autres sports. Aussi, les personnages agissent maintenant davantage comme des personnalités médiatiques que de simples personnages de récit: par exemple, le lutteur John Cena a accepté plus de 400 fois des requêtes de la Fondation Make-A-Wish. Et plusieurs personnages, comme Hulk Hogan, font régulièrement les manchettes du site TMZ.

Remettre en contexte

On reproche parfois aux lutteurs leur manque de subtilité, dans l’exécution de leurs mouvements: ils exagèrent leurs gestes, ils amplifient leurs caractéristiques, leurs attitudes, etc. Ce “manque de subtilité” n’est pas une critique valide, car cette caractéristique est voulue, souhaitée. Chaque geste doit être compris de la même manière par un maximum de spectateurs, en toutes circonstances. Il faut éliminer toute ambiguïté sémantique. Un lutteur ne peut se permettre que 5000, 20 000 ou 70 000 spectateurs puissent en arriver à autant d’interprétations. Voilà pourquoi tout est exagéré, amplifié, au point de paraître ridicule. Par ailleurs, la lutte n’a que peu recours aux mots pour raconter ses histoires. Oui, les mots sont utilisés par les lutteurs, gérants et intervieweurs dans les entrevues d’avant et d’après-match, et par les commentateurs et présentateurs, durant le match, mais les mots ne servent qu’à appuyer l’action qui se déroule dans le ring, ils complètent le récit qui s’y joue, ils n’en sont pas la fondation.

De plus, l’aspect sportif de la lutte professionnelle s’avère indéniable. Les lutteurs sont de véritables athlètes (pour la plupart, du moins). Ils présentent souvent des corps très musclés et ils ont souvent des gabarits hors du commun (plus de 2 mètres de haut pour 300 livres, par exemple). Ils s’entraînent généralement avec un sérieux qui ferait pâlir d’envie certains athlètes professionnels. En outre, on aura beau dire que l’exécution et les résultats des matchs sont fixés à l’avance, ce qui est vrai, reste que lorsqu’un lutteur soulève à la hauteur de ses épaules un adversaire de 254 livres, il le fait pour vrai. La gravité existe, même pour eux. La réalité occupe donc une place dans le récit. Comme dans les “vrais” sports. Elle vient parfois même perturber le récit, notamment lorsqu’un personnage se blesse. Il existe ainsi des blessures légendaires, dans l’histoire de la lutte, comme celle-ci (AVERTISSEMENT: ces images peuvent choquer. Je suis sérieux):

Enfin, la lutte professionnelle se caractérise par l’importance des interactions entre les lutteurs, gérants, arbitres, etc. et les spectateurs. Ainsi, le succès d’un lutteur dépend de l’intensité des réactions qu’il suscite dans la foule. Le silence des spectateurs est la mort du personnage. Les applaudissements ou les huées constituent la récompense d’un travail bien effectué. Au théâtre, il serait impensable de hurler à l’endroit des personnages sur scène; dans la lutte, ce comportement est essentiel à la mise en scène du récit. Cette interactivité se retrouve dans de nombreux sports: on n’a qu’à regarder les foules à un match de football ou à un combat de muay thaï pour réaliser à quel point ces interactions ajoutent une couche d’intensité à l’expérience. Bref, la lutte professionnelle joue à la fois sur les tableaux du sport et du divertissement et c’est le dosage entre les deux qui lui donne son caractère si particulier.

La suite de cet article sera publiée ce jeudi.

9 thoughts on “La lutte professionnelle: une portée mondiale (1ere partie)

  1. Chris

    Je prend beaucoup de plaisir à lire tes posts, mais je ne pensais pas que tu réussirais à me passionner avec un article, aussi long, sur le catch !
    Bel article, ultra complet sur le sujet, qui me donne envie de me replonger dans cette émission que j’adorais étant gosse. Je dois encore avoir un jouet Hulk Hogan qui traine quelques part !

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci beaucoup pour ton commentaire, Chris! Content de voir que j’ai réussi à piquer ta curiosité. La lutte professionnelle a parfois mauvaise presse, mais elle possède aussi des aspects intéressants. Bref, c’est un bon divertissement et j’espère que tu auras du plaisir à replonger dans cet univers et à ressortir tes jouets Hulk Hogan… ha ha!

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  2. Alima@Ave voyage

    ça pour avoir mauvaise presse parfois, elle a vraiment mauvaise presse. Mais je viens de commencer à m’y intéresser et j’avoue que c’est assez bien tous ces monsieurs qui se tapent dessus :). Il y a cette question que je me pose toujours, à la WWF ils se donnent les coups pour de vrai, avec de la force? quand je vois tous ces coups qui pleuven, je me demande comment ils font pour revenir encore sur le ring!

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci pour ton commentaire, Alima! Content de voir que tu redécouvres cet univers (et ses jolis monsieurs)! Pour répondre à ta question, les lutteurs ne se frappent pas vraiment, ils font semblant de se cogner. Tu remarqueras que les plans du réalisateur camouflent cette mise en scène: en effet, quand un lutteur est sur le point d’en frapper un autre, le plan change juste avant l’impact et montre alors un angle à partir duquel on ne peut voir si le poing a vraiment atteint sa cible. C’est voulu. C’est pour accentuer la vraisemblance des coups échangés. Ceci dit, il arrive parfois qu’un lutteur manque son coup et frappe vraiment son adversaire, mais en général, les lutteurs sont assez talentueux pour simuler un combat sans se faire mal.

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci Stéph! Oui, c’est un sport/spectacle incroyable, les gens sous-estiment le talent que les lutteurs ont.

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  3. Pingback: La lucha libre, le Mexique et moi | La page à Pageau

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