« J’ai tué Mussolini »

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**Les conversations ont été traduites de l’espagnol, sauf indications contraires.

« J’ai tué Mussolini ».

Le Malecón de La Havane

Eh ben. James Bond peut aller se rhabiller. Ce vieillard, Cuba libre en main, me révélait son prétendu exploit avec toute la conviction que seule l’ivresse peut générer. Mais, au fait, pourquoi j’étais là?

Rencontre improbable

J’étais là parce que, en ce matin du 7 juin 2017, j’avais décidé d’explorer La Havane à pied. De mon auberge, je me suis dirigé vers l’Université; on m’avait dit qu’un bureau de change se trouvait dans le secteur et j’avais besoin de pesos convertibles (CUC). En chemin, j’en ai profité pour visiter le Museo Napoleónico. Pas mal. Des tonnes d’artefacts qui me rappelaient que jamais je ne serai un bon bourgeois. La mèche de cheveux de Napoléon vaut à elle seule les 3 CUC (environ 3,90 $ CAN) demandés à l’entrée. Puis, je suis passé par ledit bureau de change (d’ailleurs, n’oubliez pas d’apporter votre passeport pour changer de l’argent; les photocopies couleur ne sont pas acceptées). Les dollars canadiens sont les bienvenus, à Cuba. J’avais maintenant du fric. J’ai donc continué de marcher, au hasard des rues. Premier contact avec le célèbre Malecón, la promenade piétonnière qui borde la mer des Caraïbes. J’ai par la suite effectué un détour par les petites rues du quartier Centro Habana. Je me suis perdu, à ma grande joie.

La photo est nulle à chier, mais ce n’est pas un moustique, c’est une mèche de cheveux de Napoléon.

Je déambulais, serein, quand j’arrivai à une intersection achalandée (Calzada de Ayestarán et Avenida Salvador Allende). Un vieil homme m’aperçut. Il devait faire dans les 74 ans. Il me fit signe, avant de venir vers moi.

– Attention, ici, c’est dangereux.

Il me tendit un exemplaire d’un journal. Et, sans me le demander, il prit mon bras pour m’aider à traverser la rue. Pourquoi pas. Une fois de l’autre côté, il insista pour que l’on entre dans un édifice quelconque.

– D’où viens-tu?
– Du Canada.
– Ahhhh…. Canada.
– Oui.
– Allez, viens. J’ai besoin d’un café.

Autrement dit: « tu vas me payer un café ». Ouin. Pourquoi pas. On a pénétré dans une salle obscure. D’un côté, des morceaux de murs jonchaient le sol. D’un autre côté, une cour arrière grillagée servait de scène à un coq bien en voix. Je ne me sentais plus à La Havane, tout d’un coup, j’avais l’impression d’avoir atterri dans un endroit secret de la route 108 Est, vers le 18 mai 1979. Je commandai un café et une boisson gazeuse à une dame qui semblait travailler ici. Elle partit et revint quatre instants plus tard, boissons en main. Mon nouvel ami parlait. Et parlait. Et parlait. Soudain, je compris: il était saoul. Et pas à peu près.

– C’est ma fête aujourd’hui. J’ai 89 ans.
– Wow! Bonne fête.
– Merci.

Il avait l’air plus jeune, à vrai dire.

– Alouette, gentille alouette… [en français]

Ah ben mon nouvel ami connaissait un peu de français. Je souris.

– Allez, donne-moi un peu d’argent, on va boire du rhum. Je vais le chercher.

Le fameux journal donné par le vieillard

Mmm. La dame qui semblait travailler au bar s’est alors jointe à notre conciliabule. Elle paraissait à jeun. OK. Je lui ai remis de l’argent. Un montant amplement suffisant pour acheter le nécessaire. Puis, mes deux interlocuteurs sont sortis ensemble. Ils revinrent environ 8 minutes plus tard.

– Voilà, du rhum!
– Où est ma monnaie?
– Alouette, gentille alouette… [en français]

Regard vers la dame. Elle haussa les épaules. Je venais de perdre mon change. Au moins, j’avais du rhum et du Coke. Je mélangeais les deux et je bus, pendant que mon compagnon de rhum devenait de plus en plus enthousiaste.

– Merci beaucoup!
– Y a pas de quoi.
– Alouette, gentille alouette… [en français]
– …
– Tu as eu une copie de mon journal?
– Oui.
– Alouette, gentille alouette… [en français]

Il aimait vraiment cette chanson.

– Tout le monde me connaît à Cuba.
– Cool.
– J’ai connu Fidel et le Che.
– Ah oui? Impressionnant.
– J’ai aussi connu Charles de Gaulle.
– Ah.
– Et… j’ai tué Mussolini.
– …
– C’est vrai! Je le jure.
– …
– J’ai tué Mussolini!

Rarement avais-je entendu une telle succession de déclarations incroyables. Un grand chelem d’invraisemblances. Je sus alors que rien ne pourrait endiguer le flot de paroles déversé par mon nouvel ami. Et pourquoi l’en empêcher? Il était divertissant. Parfois, il m’embrassait sur la tête. Parfois, il me serrait la main. Ce manège se poursuivit pendant une durée indéterminable, jusqu’à ce que la conversation devint impossible. Le vieillard s’enfonçait dans son délire alcoolisé. Il atteignit le point de non-retour à un moment quelconque et il quitta les lieux. Pour aller où? Cuver son rhum, j’imagine.

Calle San Lázaro

Maintenant que j’étais là, que j’étais accepté par les autres client-es, je me suis dit « pourquoi ne pas rester? ». C’est ce que je fis. J’ai pu jaser d’un tas de sujets avec plusieurs Cubain-es, pendant qu’une employée tentait de régler un problème de branchement du fût. Le fût… la promesse de bières à des prix défiant l’imagination. Les client-es en trépignaient d’impatience. En attendant, j’ai été acheter de la bière dans un commerce du coin avec un des clients. Un homme sympathique. Les discussions s’enchaînèrent ensuite, lubrifiées par l’alcool. Après de nombreux efforts, l’employée parvint à brancher le fût. Il put enfin servir sa précieuse cargaison, au grand bonheur des assoiffé-es. J’ai payé des verres à quelques-uns d’entre eux. Or, trop vite, certaines personnes intoxiquées commençaient à devenir de plus en plus exigeantes. Ne tenant pas à tout payer pour tout le monde, je m’esquivai avec la subtilité d’André le Géant dans une salle de cinéma. Ça se déroulait pourtant si bien jusque-là. Avant de fuir, j’ai remarqué que le bar se nommait Manzanares. L’homme sympathique m’a suivi dehors pour me demander un peu de change. Je lui en ai donné, car il avait été l’un des premiers à me parler. Et je lui ai expliqué que c’était pour cette raison que j’avais acquiescé à sa demande.

Ces nains de jardin veillent sur la rue San Lázaro.

Je suis rentré sans encombre à mon auberge, malgré ma connaissance limitée du quartier. Après un bref arrêt, je suis ressorti. Je me suis promené, en buvant des canettes de bière payées entre 25 et 35 pesos cubains (CUP) chacune (entre 1,22 et 1,70 $ CAN), dans des comptoirs ayant pignon sur rue. Je regardais les gens, je notais les interactions, les trucs inhabituels (pour moi), je m’imprégnais de l’atmosphère. Boire dans la rue semblait une activité populaire, ici. Par ailleurs, des femmes vendaient des cigares; je sus plus tard qu’il ne fallait pas leur en acheter, à moins d’être prêt à se faire arnaquer. On vous dira que c’est un Montecristo, par exemple, mais non, ce sera à coup sûr une contrefaçon. Les rues se vidaient peu à peu, mais je voyais quand même des enfants jouer dehors, malgré l’heure tardive. Un gage de sécurité.

La callejón de Hamel, le soir…

Vers minuit, Viviana, une des clientes rencontrées plus tôt au bar, sortit de nulle part pour m’avertir que c’était dangereux, à cette heure. Je ne percevais pas de danger, mais enfin… elle m’a proposé de retourner au bar le lendemain, en début d’après-midi. J’ai accepté. J’ai eu l’impression qu’elle avait en fait trouvé un prétexte pour me revoir et me proposer une sortie. Bonne idée. J’ai été dormir.

Le jour suivant

Le lendemain, à 12 h pile poil, je me suis présenté au point de rendez-vous. Viviana est arrivée un peu en retard, avec une énergie débordante. On a commencé à marcher; la pluie s’est alors mise à tomber. Drue. Heureusement, Viviana avait prévu le coup: elle avait apporté un parapluie. Je m’en suis aussitôt emparé. J’étais plus grand qu’elle, de toute façon. En dépit de cette sage précaution, on est arrivés mouillés au Manzanares.

Plusieurs visages familiers s’y trouvaient déjà. On m’a reconnu. La clientèle avait augmenté, par rapport à la veille, rendant ainsi l’ambiance encore plus vivante. Un refuge contre la pluie? Possible. Tous les prétextes sont bons pour prendre une tite frette. Verres en main, on a discuté de 324 578 trucs. Les différences/ressemblances entre le français et l’espagnol, l’hiver québécois et les relations Canada/États-Unis sont des sujets qui fascinent toujours, dans le monde latino-américain/caribéen. J’ai par ailleurs appris que la moyenne d’âge des client-es du bar tournait autour de 45 ans. J’ai également demandé autour de moi des suggestions d’artistes cubains à découvrir. J’en ai une belle liste, maintenant. J’ai même vu un sosie de Bennett, le méchant à cote de mailles dans l’ultraclassique film d’action Commando (1985). Un film à voir, ne serait-ce que pour apprécier Arnold Schwarzenegger à son meilleur.

Puis, l’assassin de Mussolini est entré.

Il m’a vu.

Et il m’a acheté un verre de bière. À 5 pesos cubains, soit 0,24 $ CAN.

– Merci!
– Y a pas de quoi!

Et, quand mon verre fut vide, il alla me le remplir à nouveau. Il répéta ce geste plusieurs fois. Il ne buvait pas.

– Il a mauvaise conscience par rapport à hier, me glissa Viviana.

Elle avait raison. Les ivrognes ne sont pas forcément méchants. L’alcool amplifie souvent les traits de la personne. Et cette amplification sera positive ou négative, selon la personne, selon le contexte. Les ivrognes peuvent en outre constituer une bonne source d’histoires ou même d’informations, mais il faut parfois savoir séparer le bon grain de l’ivraie dans leurs élucubrations.

Le temps des adieux

L’après-midi se déroula dans la bonne humeur, surtout après qu’un homme soit devenu le héros du jour pour avoir changé une lampe néon brûlée au plafond, debout sur une table bancale. Cigare aux lèvres, en plus. Le temps en a profité pour jouer au pilote de Formule 1. À 14 h 49, je constatai que le vieillard était parti sans me saluer. Avait-il honte? Probablement. Je ne lui en voulais cependant pas. D’autant plus que oui, j’en avais, de l’argent. Je comprenais. J’aurais aimé le lui dire. Tant pis. À la sortie des classes, le fils de Viviana vint nous rejoindre. Ce serait presque un cas de DPJ [Direction de la protection de la jeunesse] au Québec, mais ici, personne n’a sourcillé. Une fois nos verres terminés, on a pris le chemin du retour. On a par contre effectué un dernier arrêt à un autre bar, propriété du frère de ma partenaire de bière. J’ai pris congé de Viviana et de son fils devant la porte de mon auberge. Je l’ai remerciée pour sa complicité, en me doutant que l’on ne se reverrait jamais. Elle n’avait pas d’adresse de courriel, pas de présence sur les réseaux sociaux et pas de téléphone. Dommage. Quelle femme charmante.

Un intense début de voyage

Sur la terrasse de mon auberge, je réfléchissais à la chaîne d’événements qui m’avait permis de vivre ces expériences. Bien des voyageuses et voyageurs fantasment sur l’idée de rencontrer des « locaux » à tout prix; pour ma part, j’aime ces rencontres, bien sûr. Je n’en fais toutefois pas une obsession. Je sais que, en restant ouvert aux possibilités, aux circonstances, croiser des « locaux » s’avère facile. Surtout quand la langue n’est pas un obstacle. Quoi qu’il en soit, ce début de voyage à Cuba fut des plus intenses. Et c’était parfait ainsi.

4 thoughts on “« J’ai tué Mussolini »

    1. Stéphane Pageau Post author

      Oui, le genre d’ivrogne sans méchanceté que l’on croise un peu partout dans le monde… merci Samuel!

      Reply

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