13 questions sérieuses à Jean-Luc

Avec un bébé warao dans le delta de l'Orénoque (photo prise par Marie-Christine Martin)

Jean-Luc avec un bébé warao dans le delta de l’Orénoque (photo prise par Marie-Christine Martin)

La page à Pageau a été fondée à l’occasion de mon voyage au Venezuela, en 2007 et 2008. Ce fut mon premier séjour en Amérique du Sud et c’est pourquoi je me sentirai toujours lié à ce pays où j’ai vécu de nombreuses expériences marquantes. Or, depuis plusieurs années, je lis avec intérêt le blogue venezueLATINA, l’oeuvre de Jean-Luc Crucifix. Il y raconte le Venezuela à travers une perspective façonnée par ses trente années passées là-bas, une perspective teintée d’humour, de passion et de sens critique. Comme je reviens tout juste de mon deuxième séjour en Amérique du Sud et comme ce séjour m’a ébloui, j’ai estimé le moment parfait pour interviewer Jean-Luc, dans ce qui constitue ma première entrevue portant sur un pays spécifique. N’hésitez donc pas à me laisser vos commentaires et suggestions. Merci, et bonne lecture.

Comment en êtes-vous arrivé à vivre au Venezuela?

J’ai obtenu une bourse d’études pour faire une spécialisation en politique latino-américaine. J’avais obtenu une licence en sciences politiques et relations internationales de l’Université libre de Bruxelles et je voulais me spécialiser sur l’Amérique latine, que j’avais déjà parcourue en routard auparavant. Je parlais déjà espagnol et avait été conquis par l’Amérique latine. Deux pays latino-américains avaient des programmes d’échange avec la Belgique à ce moment: le Mexique et le Venezuela. J’ai obtenu une bourse de deux ans pour le Venezuela, non sans avoir choisi auparavant l’université où j’allais continuer mes études: l’Université des Andes à Mérida. Pour tout dire, je voulais vivre dans un pays de montagne. À la seule description de la ville de Mérida, à 1700 mètres d’altitude, dans les Andes, je me suis dit que c’est là où je voulais aller.

Comment s’est déroulée votre intégration à la vie de là-bas?

J’ai été super bien reçu par mes camarades de « posgrado » qui m’ont immédiatement fait partager les joies de la vie estudiantine du Venezuela, y compris une petite bière entre deux cours… La ville me plaisait, le climat était parfait, je pouvais faire des sorties en montagne, les filles étaient jolies et gentilles, le paradis, quoi…

Qu’est-ce que vous aimez le plus du Venezuela?

La nature, indiscutablement. C’est un pays peu connu, mais extraordinairement varié avec une façade caribéenne et de jolies plages, la cordillère des Andes, l’Amazonie, les Llanos et surtout la Gran Sabana, sans doute l’une des régions les plus spectaculaires de toute l’Amérique latine. Et puis j’aime les gens, ils sont accueillants, disponibles, sans manières, surtout si on a été introduit auparavant par un ami. Et enfin, les filles, les femmes, jolies, intelligentes, travailleuses, elles sont vraiment à la hauteur de leur réputation. On ne se fatigue jamais d’échanger avec elles!

Qu’est-ce que vous aimez le moins du Venezuela?

Je déteste l’administration, qui est vraiment inefficace et en plus idiote, mais bon, on s’habitue à force de la fréquenter et on apprend à connaître les trucs pour l’aborder. Flatter le fonctionnaire, par exemple, est un must avant toute demande de service…

Ce qui me dérange aussi, c’est le manque de confiance qui se trouve à la base des relations sociales et administratives, à moins que l’on ne fasse partie de la famille, au sens large. On a toujours l’impression d’être suspect par définition et de devoir prouver le contraire avant de pouvoir faire affaire avec quelqu’un.

Après 30 ans de vie au Venezuela, comment décririez-vous l’évolution du pays, au fil de ces années?

Bon, c’est une longue histoire. Le chavisme est passé par là depuis 1998. Socialement, il a bouleversé le pays. Il a donné une voix et une existence à une grosse partie de la population urbaine et rurale qui auparavant avait à peine le droit à la parole et était méprisée par les classes dominantes. C’est le côté positif. Malheureusement, et c’est le côté négatif, le chavisme n’a pas su créer un nouveau pays qui intégrerait l’ensemble de la population autour de son projet social. Je pense qu’il y a eu là une occasion ratée, par manque de formation, de vision et de compréhension sociopolitique. Dommage…

Quelle place la politique occupe-t-elle dans le quotidien du peuple vénézuelien?

100 % de la place. La politique divise les gens, les familles. On est chaviste ou on ne l’est pas… C’est un peu dur pour tous ceux qui se trouvent entre les deux et n’ont aucune expression politique possible, car s’ils se font critiques, on les accuse aussitôt d’être de l’autre camp, voire d’être traîtres! Heureusement il existe des échappatoires à la politique, comme la fête par exemple, omniprésente dans la vie du Vénézuélien. Même si parfois, on y commence à parler de politique, qui décidément se trouve partout…

Selon vous, quel sera le principal héritage de Hugo Chávez?

Avoir donné une voix aux sans voix, et avoir ainsi rééquilibré la structure sociale du pays. Son héritage sera plus social que politique. 

Après Chávez, sur le plan social, le pays ne sera plus jamais le même, les laissés-pour-compte ont acquis un langage, une représentativité et une dignité. Par contre sur le plan politique, son héritage reste fragile. Et sur le plan économique, il est nul, car la gestion économique s’est soldée par un réel fiasco.

Avec Caracas qui revient régulièrement dans les palmarès des villes avec les plus hauts taux d’homicide au monde, qu’en est-il actuellement de la question de la sécurité dans le pays?

Effectivement, il y a beaucoup d’insécurité dans le pays. Mais la présentation qu’en font les médias est biaisée, ils ne s’attachent qu’aux chiffres les plus spectaculaires. En fait l’insécurité se concentre dans certains secteurs urbains et touche certaines catégories sociales. Elle est en grande partie le résultat de règlements de comptes entre bandes rivales. Par contre, il reste beaucoup de zones rurales tout à fait épargnées. Dans les villes, ce qui est certain, c’est qu’il faut connaître les endroits sûrs et peu sûrs, mettre en place les mesures de sécurité nécessaires, apprendre les attitudes et comportements à avoir, tout cela afin de limiter les risques au maximum. Cela dit, on continue à vivre presque « normalement » en tenant compte de ces risques.

Quand j’étais au Venezuela, en 2007-2008, le pays comptait un important marché noir de devises étrangères (le dollar américain, par exemple). Or, le 1er janvier 2008, le bolivar fuerte entrait en vigueur. Est-ce que ce changement a eu des impacts sur le marché noir? Justifiez votre réponse.

La politique monétaire a été catastrophique. Le bolivar fuerte a consisté à enlever 3 zéros à l’ancien bolivar, rien de plus. La dévaluation de la monnaie a continué et l’inflation aussi. Le contrôle des changes n’a jamais bien fonctionné, mais a fait la fortune de certains. Le manque de devises a créé un marché noir spéculatif avec un dollar 6 fois plus cher que le taux officiel. On en arrive donc à vivre dans une double économie, avec l’essence et les produits de première nécessité régulés à des prix ridicules, et les produits importés devenus inaccessibles, car étant l’objet des incertitudes monétaires et de la spéculation.

Quel est le préjugé le plus tenace à l’endroit du Venezuela?

Que c’est une dictature, comme le répètent nombre de médias. Que le gouvernement fasse preuve d’autoritarisme, c’est indéniable. Mais d’une part cet autoritarisme est en grande partie inefficace, et d’autre part il n’empêche pas la liberté de critique et d’expression. Il y a sans doute peu de pays où on peut injurier de la sorte le chef d’État et les membres du gouvernement… Rien à voir avec une dictature à la Pinochet ou à la Videla, tous les réfugiés chiliens ou argentins vous le diront.

Qu’est-ce qui distingue le Venezuela de ses voisins et anciens partenaires de la Grande Colombie (Colombie, Panama, Équateur)?

Il s’agit d’un pays pétrolier qui depuis 80 ans vit de la rente de cet « excrément du diable ». Résultat : tout Vénézuélien espère recevoir au moins quelques miettes de ce sous-sol richissime et attend de l’État qu’il lui donne tout: un emploi, une maison, le bien-être… Si l’on compare avec la Colombie voisine, la production nationale (hormis le pétrole) est extrêmement faible, l’esprit d’entreprise est très limité. Car « pourquoi se fatiguer si la rente pétrolière permet de résoudre tout? ».

Si une personne n’a que deux semaines pour visiter le Venezuela, que lui suggériez-vous comme points d’intérêt, itinéraire, etc.?

Le must, c’est la Gran Sabana. Je conseille aussi les Llanos (une faune spectaculaire, une culture très riche), le delta de l’Orénoque et les Andes, qui, si elles ne sont pas les plus hautes du continent, offrent un accès facile à des paysages magnifiques. Pour terminer, quelques jours sur les plages des Caraïbes, pour leur eau transparente, à condition de choisir les plages les moins fréquentées (éviter à tout prix la haute saison des Vénézuéliens). Bon, il faut au moins trois semaines pour faire tout cela…

Quel est le secret le mieux gardé du Venezuela?

Le Venezuela lui-même, qui reste un pays méconnu, à l’écart des flux touristiques.

La suite de cette entrevue sera publiée ce jeudi.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire le pourriel. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.