Critique: “L’usage du monde”, de Nicolas Bouvier

(Crédit: http://www.amazon.fr/Lusage-du-monde-Nicolas-Bouvier/dp/222889401X)

(Crédit: http://www.amazon.fr/Lusage-du-monde-Nicolas-Bouvier/dp/222889401X)

Le livre L’usage du monde (Payot, 1963), de Nicolas Bouvier, est surtout connu pour cette citation: “Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait.” (p. 12) Mais au-delà de cette phrase devenue célèbre, le livre demeure un témoignage captivant d’un voyage aujourd’hui impossible. En effet, L’usage du monde décrit le voyage en voiture de Bouvier et du peintre Thierry Vernet entre Genève et le Khyber Pass, en 1953 et 1954. Cette région du monde, et le monde en général bien sûr, a beaucoup changé depuis cette époque.

Une grande densité d’informations

Bouvier décrit avec précision les moeurs des populations rencontrées. Des tonnes d’informations culturelles, sociologiques et géopolitiques parsèment le récit, dressant par le fait même un portrait plus étoffé des régions visitées par les protagonistes:

“Mais quant au “centre du monde”, il faut bien lui donner raison. Cette prétention, partout formulée, se trouvait pour une fois justifiée. Pendant des siècles, la province de Kaboul, qui commande les cols de l’Hindou-Kouch et ceux qui descendent vers la plaine de l’Indus, a fonctionné comme un sas entre les cultures de l’Inde, de l’Iran héllénisé, et par l’Asie centrale, de la Chine. Ce n’est pas par hasard que les Diadoques, qui s’y sont si longtemps maintenus, rendaient un culte à l'”Hécate-à-trois-têtes”, qui est la déesse des carrefours; et lorsqu’à l’aube de l’ère chrétienne, Hermaïos, dernier roitelet grec d’Afghanistan, frappe l’avers de ses monnaies en écriture indique et le revers en chinois, ce carrefour est véritablement devenu celui du “monde habité”. (p. 372)

J’ai par conséquent beaucoup appris sur les histoires des pays de la région, sur leurs cultures. Le livre ne relate alors plus simplement un voyage, il devient un mini-cours d’histoire en 419 pages, anecdotes croustillantes en plus. Cependant, Bouvier ne porte pas de lunettes roses, il n’hésite pas à aborder les aspects plus sombres d’un pays, mais il en parle avec la même sincérité, avec le même enthousiasme que ses côtés plus lumineux. Tout est filtré à travers son regard curieux, non pas pour juger, mais pour rendre avec le plus de justesse possible la réalité de l’endroit:

“[…] Comme beaucoup de fumeurs, il négligeait sa mise, et sans ses manières souveraines, on l’aurait pris pour le cocher. Il m’expliqua avec bonhomie que parmi les arbabs [propriétaires de villages, en Iran] de sa génération, l’opium était plutôt une habitude qu’un vice. Il ne dépassait jamais ses trois doses quotidiennes, et pouvait aisément s’en passer. Ses paysans lui plantaient un peu de pavot de la même façon qu’ils lui fournissaient son vin, son huile ou sa laine. […]” (p. 132-133)

Passion persane

La description du séjour de Bouvier et Vernet en Iran occupe 183 pages. Bouvier a de toute évidence été séduit par ce pays. Par exemple, l’hiver passé à Tabriz est raconté avec tant de détails qu’on peut presque ressentir la morsure du froid, telle qu’elle a été vécue par les deux amis. Les autres pays sont décrits avec la même ferveur, mais le parti pris favorable envers l’Iran saute aux yeux.

Une écriture qui transcende le temps

Le livre autobiographique de Bouvier dépasse le simple inventaire d’évènements; de par son érudition et son style ciselé, il prend une couleur romanesque. En effet, les phrases sont parfois longues, complexes, et la variété des verbes (peu de “être” et “avoir”) révèle une plume solide, confiante. Si ce ton littéraire ralentit quelque peu le rythme de lecture, il pousse en revanche la lectrice ou le lecteur à s’immerger davantage dans le récit, afin de ne pas en perdre la pleine saveur. À mes yeux, ce côté romanesque a permis au livre de traverser les décennies tout en conservant sa pertinence.

Des images… mais pourquoi?

Vernet signe les dessins de L’usage du monde. Personnellement, je ne comprends pas leur intérêt, le livre aurait été très bien sans ceux-ci. Je n’ai pas apprécié leur style minimaliste, épuré et je ne crois pas qu’ils ajoutent beaucoup à l’expérience de lecture. Je peux comprendre le désir des deux hommes d’avoir voulu collaborer sur un même projet, un noble but, mais le résultat déçoit.

Un classique

L’usage du monde a marqué la littérature de voyage du XXe siècle. Il fait même figure de pionnier, car il raconte un voyage qui deviendra populaire auprès des hippies, babas cool et autres, une dizaine d’années plus tard. Un autre facteur qui, selon moi, explique l’impact durable de ce livre est qu’il évite le ton narcissique du “J’ai fait tout un voyage” pour plutôt adopter celui plus contemplatif du “Voici le meilleur portrait que j’ai pu croquer”. Bouvier ne prend donc pas toute la place; il démontre un désir de se positionner davantage comme un chroniqueur, un témoin de son époque, que comme un m’as-tu-vu. Cette démarche a ainsi engendré une oeuvre intemporelle et profonde. Pour le plus grand plaisir de la lectrice ou du lecteur.

Merci à Laurent Claudel, du blogue One Chai, pour la suggestion de lecture.

11 thoughts on “Critique: “L’usage du monde”, de Nicolas Bouvier

  1. Laurent

    Salut Stéphane,
    Je ne me rappelais plus t’avoir conseillé ce livre. J’ai une excuse, je le conseille à toutes les personnes férues de voyage ! Et si quelqu’un ne l’a pas aimé, je tombe des nues, “c’est pas possible, tu l’as mal lu, recommence !”. Mais visiblement, ce n’est pas ton cas :-)Je vois que tu l’as lu comme moi, lentement pour apprécier ses phrases si bien ciselées. Je le lisais avec un crayon tellement nombre d’entre elles me touchaient, pour les souligner. Et en effet, de par son ton, il rend humble. Même si on essaye généralement de l’éviter, on tombe facilement dans le m’as-tu-vu, emporté par notre enthousiasme sur nos blogs. Bouvier a su mieux que quiconque éviter ça.
    Je ne suis pas forcément fan non plus des dessins, mais les ai tout de même appréciés.
    Tu es peut-être prêt pour la suite maintenant, “Le poisson scorpion” :-) C’est un récit plus court est assez différent. C’est la fin du voyage au Sri Lanka, et Bouvier va mal, en proie aux démons qui le rongeront d’ailleurs toute sa vie, son tendant pour la neurasthénie.
    Et merci pour le lien.

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Salut Laurent!

      Oui, tu m’en avais parlé dans ton commentaire sur mon bilan “un an plus tard” (https://www.lapageapageau.com/2013/08/29/bilan-un-an-plus-tard/). Ça m’avait intrigué, alors j’ai décidé de le lire. J’ai bien aimé, en effet; d’ailleurs, l’exemplaire que j’ai lu était déjà souligné aux bons endroits… ha ha! J’ai aimé quelques dessins, aussi, mais dans l’ensemble, je les ai trouvés décevants. Je serais maintenant curieux de lire d’autres livres de Bouvier, son style me plaît. Merci pour la suggestion, je vais regarder pour ce livre. Et y a pas de quoi pour le lien, j’aime ton travail. À plus!

      Stéphane

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  2. Tiphanya

    Je n’ai toujours pas lu cet incontournable de cet auteur de légende (beaucoup feuilleté, lu des paragraphes ici et là mais pas lu de bout en bout). J’ai d’ailleurs appris il y a peu qu’il n’écrivait pas en voyage, mais après. Préférant se consacrer au voyage. Un homme sensé !
    De mon côté je te conseille “Chroniques japonaises”, qui a également le côté littéraire et travaillé, précis que tu décris.

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci Tiphanya! Je prends note de ta suggestion. En effet, ce n’est pas facile d’écrire quelque chose de structuré, en voyage; c’est plus facile de noter des impressions, des sensations, des émotions. J’ai ainsi des cahiers entiers de récits de voyage écrits à chaud, mais je ne les ai jamais vraiment relus. Comme tu dis, même si on a une passion pour l’écriture, c’est plus sensé de se consacrer au voyage, car ça donne une matière brute plus riche, qui pourra ensuite être retravaillée, si on en a envie.

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci Aurélie! Je vais certainement poursuivre ma découverte de l’univers Bouvier et je prends note de ta suggestion.

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci pour ton commentaire, L’Atelier du voyageur, je te comprends. Je n’aime pas tous les livres de mon auteur préféré, Henry Miller, mais je les lis quand même, histoire de mieux connaître son oeuvre.

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  3. Pingback: Bibliographie de récits et carnets de voyage -Avenue Reine Mathilde

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