Critique: “La route et ses chemins”, d’André Brugiroux

Crédit: http://www.amazon.fr/route-ses-chemins-Brugiroux-Andre/dp/2221017021/ref=sr_1_6?s=books&ie=UTF8&qid=1385243724&sr=1-6

(Crédit image: http://www.amazon.fr/route-ses-chemins-Brugiroux-Andre/dp/2221017021/ref=sr_1_6?s=books&ie=UTF8&qid=1385243724&sr=1-6)

18 années sur la route ont permis à André Brugiroux de vivre d’innombrables péripéties et d’en retirer quantité de leçons; parti de France en 1955, il n’y est revenu qu’en 1973. À une époque où les technologies de communication n’étaient pas aussi développées, où les guides de voyage n’existaient pas, une telle expérience était une aventure réellement épique. Durant ce voyage, Brugiroux a, entre autres, effectué son service militaire au Congo, en 1958 et 1959, il a travaillé trois ans comme traducteur au Canada, avant d’effectuer un tour du monde en stop (avion-bateau-automobile) de six ans, avec un budget de 1 dollar par jour, il a été sept fois en prison, il a failli se faire tuer à quelques reprises, il a été déporté, volé, il a connu le docteur Schweitzer à Lambaréné, les hippies de San Francisco, les coupeurs de tête à Bornéo, les bonzes à Bangkok et les camps de réfugiés au Cambodge. De ce périple est né La Terre n’est qu’un pays (Éditions Robert Laffont, 1975), livre-phare de la littérature de voyage. Depuis, Brugiroux a visité tous les pays et territoires de la planète, dont le Soudan du Sud, en 2011. La route et ses chemins (Éditions Robert Laffont, 1978; réédité en 1986 par les Éditions Séguier sous le titre de La route) se veut un livre sur le côté plus pratique des voyages, tel que vu par Brugiroux.

Une plume au service du propos

Le style direct de Brugiroux rend digeste la lecture de La route et ses chemins. Avec sa plume sobre, sans fioritures, Brugiroux va droit au but, les sujets se succèdent à un rythme rapide. J’aurais toutefois aimé lire davantage sur plusieurs d’entre eux (par exemple, l’avion-stop), mais le livre suit sa trajectoire sans relâche. On sent l’expérience derrière chaque phrase et s’il y a un travail de recherche, on ne le perçoit pas. L’ensemble acquiert ainsi une unité de tons qui facilite la lecture.

Le monde des possibles

La route et ses chemins a été publié en 1978 et, malgré quelques informations périmées (les prix, notamment), il conserve une indéniable fraîcheur. Il ne contient que 202 pages, mais en si peu d’espace, Brugiroux parvient à ratisser large: auto-stop, bateau-stop, avion-stop, hébergement, nourriture, santé, sécurité, etc. Chaque sujet est abordé de façon concise et est appuyé par des exemples et des anecdotes:

“Deux endroits que l’on me cite souvent, me paraissent, par contre, déconseillés pour se reposer. La gare avec son agitation incessante, le bruit des trains (sauf en Inde où des salles avec douche et toilettes sont prévues pour le voyageur). Et les parcs publics où rôdeurs, chiens, pervers et flics jouent à cache-cache. / Un cul-de-sac, une toilette, un pan de mur, un dépôt, une voiture abandonnée, une cabane à gravier, un balcon, une décharge, un jardinet peuvent convenir dès que l’on peut se dissimuler un peu ou s’isoler.” (p. 113)

Il y va aussi de constats qui peuvent surprendre:

“Je voudrais ajouter ici que le stop n’est pas toujours le moyen le moins cher de se déplacer. En effet, lorsqu’il faut attendre plusieurs jours au bord de la route un hypothétique camion ou des mois dans un port le bon vouloir des vents ou d’un capitaine pour continuer, les frais inévitables de nourriture, logement et autres peuvent arriver à dépasser ceux d’un billet de train à tarif réduit ou d’un billet d’avion. […] Toutefois, je ne me résignais au billet de transport que lorsque j’avais épuisé toutes mes chances, TOUTES; car je ressentais cela comme un abandon.” (p. 181)

Ce genre de passage montre que Brugiroux parle d’expérience et cherche avant tout à décrire les choses telles qu’il les a connues, sans les idéaliser. Et cette attitude rend ses opinions plus crédibles, car elles n’embellissent pas systématiquement la réalité.

Au-delà du pratique, la critique

En plus de toutes les informations à caractère pratique, La route et ses chemins expose aussi la philosophie du voyage de Brugiroux. La gloire ne l’intéresse manifestement pas et il méprise même les voyageuses et voyageurs qui en font le but de leurs aventures:

“Puisque le tour du monde ne veut plus rien dire aujourd’hui, on tombe dans le concours du n’importe quoi pour se faire remarquer: en patins à roulettes, sur des échasses, dans une baignoire ou un cercueil, en tracteur, à reculons… on rode le dernier modèle automobile. / À chacun selon ses goûts, bien sûr, mais le vrai routard part à pied sans se faire remarquer. Son compagnon est la route.” (p. 59)

Certains des constats formulés dans le livre m’ont cependant paru présomptueux: par exemple, Brugiroux affirme que “[i]l est trop tard pour partir dix-huit ans” (p. 131). Or le Canadien Mike Spencer Bown vient de compléter un voyage de 23 ans autour du monde. Évidemment, ces voyages devaient être très différents à bien des égards, mais leur esprit se ressemble: voyager le plus lentement possible pour mieux connaître les gens rencontrés, pour mieux découvrir leurs cultures. Annoncer la fin de quelque chose est toujours un exercice périlleux, car tant de facteurs peuvent influencer l’avenir qu’il devient ardu de deviner la direction que prendra la chose critiquée.

Une vision personnelle

Enfin, au fil des pages, Brugiroux partage sa vision de la nature du voyage. Une vision qui préconise l’enrichissement personnel comme objectif ultime du voyage:

“Voyager n’est important que dans la mesure où cela correspond à des aspirations profondes. Le chemin personnel connaît de multiples formes. Quitter la prison du soi, et non son domicile, voilà, à mes yeux le vrai départ. Maints “aventuriers” ne se sont jamais hasardés hors des frontières de leurs préjugés, de leur racisme, de leur égoïsme ou de leur mauvais caractère. À quoi bon partir et tant souffrir, dans ce cas-là? / L’important n’est pas de faire le tour du monde, mais le tour de soi-même. D’être heureux. Le tour du monde est le macro-voyage. Mais comme on sait, dans la goutte d’eau se trouve l’océan : dans le micro-voyage interne se trouve le monde entier. Le rôle de l’individu n’est pas de s’inscrire au livre des records mais de chercher la vérité et de s’épanouir. Heureux ceux qui peuvent le faire sur place!” (p. 86)

Certes, nombre de voyageuses et voyageurs ne se posent pas autant de questions sur les motivations derrière leurs aventures, mais s’arrêter et prendre du recul par rapport aux expériences vécues permet d’en tirer le meilleur. La route et ses chemins peut contribuer à cet exercice de mise en perspective. Porteur des réflexions d’un voyageur émérite, il constitue une source non négligeable de sagesse.

De tout pour tout le monde

Malgré le fait que sa publication remontre à plus de 30 ans, La route et ses chemins d’André Brugiroux demeure encore pertinent. Les voyageuses et voyageurs moins expérimenté-es seront sans doute plus intéressé-es par les conseils pratico-pratiques, alors que les plus chevronné-es apprécieront la philosophie du célèbre globe-trotter. Bref, un livre dans lequel chacun-e puisera ce qui lui convient. Recommandé. Vous pouvez en télécharger le premier chapitre ici.

4 thoughts on “Critique: “La route et ses chemins”, d’André Brugiroux

  1. Laurent

    Salut Stéphane,
    J’ai lu “La Terre n’est qu’un seul pays” il y a une douzaine d’années, donc je ne me rappelle plus très bien son contenu, mais j’avais été un peu déçu par le style d’écriture. L’aventure semblait à plus d’un titre extraordinaire, mais je n’étais pas transporté par les mots. Il faut dire que je l’avais lu juste après “L’Usage du Monde” (oui je sais, c’est un peu une obsession chez moi ce livre ;-)).
    As-tu lu les deux ? Celui-ci et “La Terre n’est qu’un seul pays” à titre de comparaison ?

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Salut Laurent,

      Si je me fie à « La route et ses chemins », je pense moi aussi que le style de Brugiroux est moins littéraire que celui de Bouvier dans « L’Usage du Monde ». Je n’ai pas lu « La Terre n’est qu’un seul pays », je voulais l’emprunter à la Grande bibliothèque de Montréal, mais il ne s’y trouve pas. C’est pourquoi j’ai lu « La route et ses chemins ». J’ai bien aimé, mais en effet, ce n’est pas le meilleur livre pour être transporté de poésie. Mais il contient de nombreuses réflexions intéressantes. Je le recommande donc. Merci pour ton commentaire!

      Stéphane

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  2. Anick-Marie

    Merci pour cette revue critique. C’est un livre épuisé, même l’auteur n’a plus de copies à vendre. Selon lui, il y aurait trop de choses à mettre à jour pour que ça en vaille la peine et ça ne fait pas partie de ses priorités. C’est un peu différent de “La terre n’est qu’un seul pays” qui en est tout de même à sa 20e édition, maintenant chez Géorama, mais auparavant chez Laffont….

    De l’aveu de l’auteur même, il est devenu écrivain par hasard. Ce n’est pas un homme de lettres et chaque livre lui a demandé beaucoup de temps, d’efforts et de soutien. Il a appris les figures de style “sur le tas” au fur et à mesure qu’un écrivain professionnel les lui enseignait. C’est sans doute pour ça que le style est si direct pour un classique du récit de voyage/guide.

    Je pensais précisément à ce livre au moment de la gestion de la Bible du grand voyageur, puisque c’est un exemple de livre d’expériences contenant beaucoup d’information pratique mais qui se retrouve forcément dans la catégorie récits. Je voulais éviter ce sort à notre bouquin et le voir trôner avec les guides.

    J’ai reçu “La route” par la poste juste avant de repartir de France. Il y a deux éditions distinctes : “La route et ses chemins” et “La route”, qui est la deuxième. Il y aura donc peut-être des variations. Je ferai un lien vers son billet quand je le critiquerai, dans quelques semaines.

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    1. Stéphane Pageau Post author

      Merci pour ton commentaire, Anick-Marie! Je ne suis pas surpris d’apprendre que c’est un livre épuisé, il semble voué à rester dans l’ombre de « La terre n’est qu’un seul pays ». Je le trouve intéressant quand même, alors j’espère que les personnes qui souhaitent le lire pourront le dénicher (dans une bibliothèque publique, par exemple).

      Dans ce cas-ci, je pense que le style direct constitue une qualité plus qu’un défaut. Ce style sert bien le propos, j’ai trouvé qu’il donnait au récit un rythme agréable. J’ai donc dévoré le livre. J’ai aimé aussi ce dosage entre informations pratiques et observations personnelles. Il rend « La route et ses chemins » difficile à classer. Je ne sais pas à quel point Brugiroux a intentionnellement voulu donner cette personnalité au livre, mais je l’ai appréciée. Je peux imaginer enfin que tu avais une vision de l’angle que tu voulais donner à la « Bible du grand voyageur » et que la réalisation de cette vision a dû nécessiter bien des efforts, bien des lectures (comme « La route et ses chemins », justement). J’espère que tu es satisfaite du résultat.

      Je lirai ta critique avec intérêt et j’invite mes lectrices et lecteurs à en faire autant. Au plaisir!

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