Dans une favela… par accident

Comunidade Santo Amaro, de profil

J’aborde ici un sujet délicat, soit les favelas, en insistant sur le fait que je ne possède pas d’expertise particulière pour traiter d’une question aussi complexe. Ce texte sera donc davantage le récit d’un ressenti, basé sur mes perceptions imparfaites, plutôt qu’une thèse fouillée et nuancée. Je suis conscient qu’un texte aussi court ne saurait rendre justice aux nombreuses facettes d’une réalité aussi tentaculaire, mais je suis aussi conscient que, en tant que voyageur, je ne peux non plus faire comme si elle n’existait pas. Enfin, je suis conscient que je ne peux prétendre comprendre la vie des habitant-es des favelas simplement parce que j’en ai eu une expérience très, très, très superficielle. Je vais donc procéder avec tout le tact dont je suis capable.

L’impossibilité de la représentation

Ma connaissance des favelas se limite au film Cidade de Deus (2002), de Fernando Meirelles et Kátia Lund, et au documentaire Favela Rising (2005), de Jeff Zimbalist et Matt Mochary. Or, au cours de mon premier séjour à Rio, je suis entré par accident dans une favela, la Comunidade Santo Amaro. J’avais quitté mon auberge, dans le quartier Santa Teresa, et je voulais rejoindre la Rua do Catete. J’avais étudié la carte du secteur et, sûr de ma mémoire, j’ai tourné dans ce que je croyais être la bonne rue. Puis, ladite rue se mit à rétrécir, jusqu’à devenir un étroit passage serpentant entre des édifices.

À un certain moment, j’avais l’impression de ne plus pouvoir avancer dans ce labyrinthe. J’ai compris que je devais être dans une favela. J’ai donc rebroussé chemin, en agissant comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Je sentais que, pour la population locale, ma présence était inhabituelle. J’ai noté quelques regards curieux, mais je n’ai pas perçu de mépris, de haine. En outre, j’ai trouvé intéressant de constater l’effervescence de la vie dans ces ruelles:  des enfants jouaient, des hommes buvaient, des femmes vaquaient à diverses tâches quotidiennes, des odeurs de BBQ emplissaient l’air, de la musique émanait de plusieurs sources, entre les restaurants, pharmacies, commerces, terrains de jeux et autres. Que d’histoires un tel lieu devait receler… j’emmagasinai un maximum d’informations en quittant les lieux.

Je n’ai pas pris de photos. Ç’aurait été inapproprié (voir note en fin de texte pour les détails sur les photos de ce billet). Déjà qu’on m’avait remarqué, je ne tenais pas à me comporter comme un riche touriste égoïste et insensible. Et pour photographier quoi? De la misère? Pour la montrer à qui? À des touristes qui n’oseraient jamais s’approcher de ces endroits? Il n’y avait rien à voir; du moins, rien qui mérite d’être traité comme une attraction touristique. Des gens qui vivent, en fonction de leur milieu, de leurs conditions socio-économiques, de leur culture. Des gens comme les autres, quoi. C’est juste que parfois, oui, certaines conditions, comme la pauvreté ou la violence, peuvent contribuer à créer un milieu plus difficile, plus toxique. Leurs causes me semblent multifactorielles; les situations absconses ont rarement des explications simples. Quant aux solutions… elles s’avèrent aussi complexes. Les sociologues ou travailleurs sociaux sont mieux outillés que moi pour avancer des hypothèses sur la question.

De retour à mon auberge, j’ai effectué des recherches sur la Comunidade Santo Amaro. J‘ai constaté que, il y a plusieurs années, cette favela était aux prises avec un problème de trafic de crack. L’armée a alors dû intervenir. Ces problèmes ne semblaient pas réglés, jusqu’à tout récemment. Comme j’y ai été durant le jour, je ne peux affirmer y avoir senti de danger. J’ai bien croisé quelques hommes en état d’ébriété, mais, selon mon expérience, ils sont d’ordinaire plus désagréables que dangereux. En soirée, par contre… j’imagine que l’ambiance doit être différente. Plus pesante. Après tout, la nuit protège les gens mal intentionnés. Je n’y aurais donc pas été en soirée, pour être franc, j’aurais choisi un chemin plus éclairé, plus achalandé pour me rendre à destination. Cette précaution n’est toutefois pas spécifique à Rio: je ferais la même chose dans certains quartiers, dans plusieurs villes à travers le monde. Aucun lieu ne détient le monopole des risques. 

Considérations sécuritaires

La question de la sécurité s’impose à Rio. Il serait irresponsable, voire dangereux, d’en faire abstraction. Sans verser dans une paranoïa absolue, il demeure important de tenir compte des réalités locales, d’écouter ce que les habitant-es disent et d’évaluer ensuite sa propre tolérance aux risques. La foi en la bonté de l’être humain ne suffira jamais à éviter tous les problèmes.

Ainsi, un chauffeur Uber m’a expliqué que chaque favela comptait son trafiquant en chef, un genre de seigneur de guerre urbain, influent, puissant et dangereux, et que les territoires faisaient l’objet d’une lutte de pouvoir d’une violence inouïe entre les différentes factions. Le trafic de drogue était au coeur de cette guerre, mais je peux imaginer que d’autres activités, comme la prostitution, devaient aussi être sous le contrôle de ces cartels. Mon chauffeur m’a conseillé de ne jamais visiter une favela par moi-même, surtout le soir. Il ne le ferait pas, lui.

Rio n’est pas un cas unique, non plus: des métropoles comme Caracas, Le Cap, Ciudad Juarez et autres se retrouvent régulièrement dans les palmarès des villes les plus dangereuses au monde, en raison de leur taux d’homicide élevé. Au-delà des chiffres qui peuvent faire peur, il existe une réalité souvent négligée: des gens vivent dans ces villes à la mauvaise réputation. Ils s’adaptent. Certes, la vie peut y être plus difficile que dans d’autres villes, tel que mentionné plus tôt, mais ces gens font, pour la plupart, de leur mieux pour mener la meilleure existence possible. Digression: je me sens de plus en plus irrité par cette tendance à mousser l’individualisme triomphant du « si tu le veux, tu le peux », « il faut aller au bout de ses rêves », etc. Ben non. Ce n’est pas si simple, mais surtout, ce n’est pas possible pour tout le monde. Comme si chacun-e avait les mêmes chances, les mêmes choix, les mêmes privilèges. Ce discours, même diffusé sans mauvaise intention, a quelque chose d’indécent, de myope.

Leçons d’Olivett

Cette expérience à Rio m’a rappelé mes deux visites à Olivett, un bidonville de Caracas. Je déteste le terme « bidonville », d’ailleurs, en raison de ses lourdes connotations, alors je vais dorénavant utiliser le mot « barrio » (« quartier »). Bref, un de mes amis y vivait et il m’y avait invité. Chaque fois, il m’accompagnait, il n’aurait pas accepté que je m’y rende par mes propres moyens, puisqu’il voulait être sûr que je ne rencontre pas de problème, en chemin. Et ce n’était pas juste parce que j’avais l’air d’un gringo; un soir, j’ai surpris une conversation entre mon ami et sa soeur, conversation au cours de laquelle elle l’engueulait, car il avait été la visiter dans son barrio à elle, seul. Un manquement aux règles élémentaires de sécurité, apparemment. Cette discussion m’a ouvert les yeux, parce que j’ai alors compris que même les « locaux » devaient faire preuve d’une grande prudence, quand venait le temps de visiter les barrios. Note: j’ai cru comprendre, au fil des années, que Olivett faisait partie d’un ensemble de secteurs qui inclut aussi les barrios Mario Briceño Iragorry, Cruz Alta et Propatria (en partie, à tout le moins). Je ne saurais définir avec précision les limites de chaque secteur, alors, pour rendre le texte plus lisible, je vais seulement me référer à Olivett, en parlant de cette zone. Pour une liste des différentes zones urbaines de Caracas, vous pouvez consulter cette page.

On n’entend souvent parler que des histoires horribles liées aux favelas/barrios, mais il y a aussi du beau, du bon. Un esprit de communauté, malgré les difficultés. Ainsi, à Olivett, j’ai participé à une corvée de nettoyage du quartier. Le tout s’est déroulé dans une ambiance légère, festive, ponctuée de nourriture, de bière et de musique. J’ai ainsi pu rencontrer des habitant-es du coin dans un contexte favorable à des rapprochements. J’ai alors eu d’excellentes conversations avec de nombreuses personnes, mais surtout, j’ai eu l’impression que les barrières – réelles ou imaginaires – étaient tombées, le temps d’un après-midi. Une expérience marquante.

Les « favela tours » et la « poverty porn »

Ceci dit, une des solutions évoquées pour aider les communautés vivant dans des favelas/barrios est le tourisme. Je connais l’existence des « favela tours », je sais que plusieurs de ces excursions sont réalisées en collaboration avec les habitant-es des quartiers visés. Ces excursions suscitent de vives discussions, tant au sein des communautés concernées que des organismes d’aide que des cercles intellectuels. C’est un débat actuel, important, et je pense que chaque côté du débat présente des arguments valables: d’une part, le but est d’aider les collectivités à se prendre en main et peut-être que, en effet, ces initiatives parviennent à atteindre cet objectif; d’autre part, ces excursions peuvent générer de nombreuses questions éthiques, notamment au plan des relations de pouvoir entre les différents acteurs socio-économiques impliqués, entre les touristes et les populations locales, etc.

Si ces excursions sont faites dans le respect de la dignité des personnes, si elles impliquent les membres des communautés et si les retombées leur reviennent, je peux saluer ces initiatives. Sinon, elles causent vraisemblablement encore plus de dommages à des communautés déjà fragilisées. D’où l’importance de se renseigner auprès des agences, avant d’y aller. Visiter des favelas/barrios que pour voir de la pauvreté, sans la sensibilité nécessaire pour appréhender la complexité de cette réalité, est abject. Comme si ces quartiers étaient des zoos humains. Du voyeurisme crasse, dégradant. Il en revient donc à la conscience de chacun-e, devant la possibilité d’une telle visite. Pour ma part, je sais où je me situe. Je ne me sentirais pas à l’aise d’aller dans une favela/barrio, sauf si un-e habitant-e dudit lieu m’y invitait personnellement. Comme un ami.

Un débat à approfondir

Et voilà pour un billet plus réfléchi sur une question délicate. Je n’ai pas la prétention d’avoir les réponses, ni de pouvoir changer les choses, mais si ce texte a pu vous fournir de la matière à réflexion, alors je considérerai que j’aurai fait oeuvre utile.

**Toutes les photos de ce texte, à l’exception de celle qui le coiffe, ont été prises à Olivett, à Caracas, en décembre 2007, avec l’accord de membres de la communauté. J’ai préféré ne pas les commenter, afin de les laisser parler par elles-mêmes.

Prochain billet: Paraty

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